Résumé
Je suis parti chercher un pain de sucre à l'épicerie du village. Ça m'a pris
treize ans. Sur la place, un prédicateur embarquait les jeunes dans un camion.
Je ne sais plus trop si on m'a laissé le choix. Après quelques heures de route
je me suis retrouvé dans un camp d'entraînement militaire caché dans la forêt.
Maquisard de hasard.
Il y avait une fille. Une révolutionnaire, une fanatique. Physiquement, elle me
faisait penser à Sultana, ma cousine Sultana, celle qui me criait « Suce-moi
les seins ! Suce-moi les seins ! » quand nous faisions l'amour. Sauf que cette
fille-là ne voulait pas faire l'amour avec moi. Elle voulait seulement écouter
mes histoires. Le soir, nous fumions le haschich cultivé dans le camp et je
racontais. Je racontais comment ma tante Rokia avait quitté mon oncle
impuissant pour aller vivre à Istanbul, parce qu'elle était tombée amoureuse
d'Atatürk, dont le portrait ornait la madhafa, la chambre d'hospitalité, de notre
maison. Là-bas, ma tante Rokia avait fait fortune, disait-on : elle possédait cinq
hôtels, trente-trois hammams et tous les bordels de la ville, où cent vingt mille
prostituées, les plus belles femmes du monde, agissaient sous ses ordres. Elle
avait bien fait de partir.
Parfois, des tirs éclataient autour du camp. Mais nous continuions de fumer du
haschich. Je racontais alors l'histoire de mon père. Mon père le voyageur. Mon
père le traducteur. Il avait couru les terres d'Islam à la recherche de
manuscrits du livre du prophète, que le salut et la paix soient sur son âme, le
saint Coran, qu'il oeuvra toute sa vie à traduire en berbère, la langue de sa
deuxième femme, de l'amour et des oiseaux. C'était un fou. Comme moi.
Des tirs retentissaient de nouveau. Et toujours nous fumions, et toujours je
racontais.
Des choses se sont passées dans le pays, je crois. Des émeutes, peut-être
des révolutions, des changements de régime. C'était pour ça, les tirs, sans
doute. Mais moi je fumais et je racontais. Toujours les mêmes histoires et
pourtant toujours différentes. Ma tante amoureuse d'Atatürk. Mon père
amoureux de la langue berbère. Le haschich fait mieux changer les histoires
que les fusils ne font changer les pays. Ou peut-être pas, je l'ignore. Je suis
fou. Dans mon village où ma mère attendait toujours le pain de sucre, on
m'appelait le poète. Poète et fou, c'est pareil